1952 Connaissance du Champagne by Maurice Hollande

EUVS Collection A beautiful book to get a better Knowledge on Champagne

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Le village champenois se blottit dans un creux entre les vignes.

MAURICE HOLLANDE

CONNAISSANCE DU VIN DE CHAMPAGNE

Préface de M. BERTRAND DE MUN Président de la Commission d'Exportation des Vins de France

C. F. P. P. Editeur 17, avenue de l’Opéra, Paris (ier)

CET

OUVRAGE

A

ETE

REALISE

AVEC DU COMITÉ INTERPROFESSIONNEL DU VIN DE CHAMPAGNE RUE HE N RI - MARTIN 23> E P E R N A Y LE CONCOURS

SOUS DE P. RENE ¥ A L T Z LA DIRECTION

PAR LA

COMPAGNIE FRANÇAISE DE PROPAGANDE ET D E PUBLICITÉ 17, AVENUE DE L’OPÉRA - PARIS

ET ACHEVÉ D’IMPRIMER SUR LES PRESSES DES ÉTABLISSEMENTS DALEX A MONTROUGE (SEINE) LE DIX-HUIT FÉVRIER 1952

LETTRE-PREFACE

ersonnc riétait mieux qualifié que vous, mon cher Hollande, pour nous apporter, avec le talent qui vous est propre, une étude documentaire sur le champagne, ses vignes, son commerce. Elle con­ vient aux heures difficiles que nous vivons, parce qu’en évoquant un passé qtù remonte aux origines memes de la France, un effort persévérant et magnifique poursuivi avec tant de ténacité, la noble beauté de cette production si typiquement française, vous nous montrez une raison de plus d’avoir foi dans l’avenir. Les fonctions de Secrétaire général de la Chambre de Commerce de Reims-Epernay, que vous exercez avec tant de distinction depuis près de 40 années, vous ont placé dans une situation exceptionnelle pour suivre quotidiennement et mesurer le développement de notre vie économique régionale. Les auditoires qui vous ont écouté aussi bien que vos lecteurs savent quels ont toujours été votre souci d’exacti­ tude et la justesse de vos observations. Le document si consciencieux que vous leur apportez ne peut être accueilli par eux qu’avec la plus grande attention, le plus vif intérêt. Vous me faites l’honneur de me demander de placer en tête de cet ouvrage quelques lignes d’introduction, en souvenir des onze années pendant lesquelles, comme Président de la Chambre de com­ merce, j’ai bénéficié avec tant d’avantage de votre concours. C’est pour moi un plaisir et une dette de reconnaissance. 5

Je m’y crois autorisé aussi par ce long passe de plus de 50 années pendant lesquelles ma vie personnelle, mes préoccupations, mon tra­ vail, ont été liés étroitement au champagne, à ses vignes, à son commerce. C’est en octobre 1897, en effet, que je pris pour la pre- mière fois contact avec nos propriétaires vignerons, à Bouzy, dans la cour de la vieille maison où M"'° Veuve Clicquot-Ponsardin, de so?i vivant, venait chaque a?i?iéc présider aux vendanges de ses vignobles. ]’y vis conduire les raisins à des pressoirs dont l’antiquité était déjà un objet de curiosité, j’y fis la connaissance de quelques viticulteurs dont les familles livraient leurs raisins à ce vendangeoir depuis 50 années et plus. Je me souviens à quel point je fus, dès ce moment, frappé par la distinction du vigneron champenois qui se traduit avec tant d’aisance dans son langage et ses gestes et qui révèle chez lui un long passé familial attaché à sa terre et la noble tradition d’un beau tra­ vail . Je devais, d’année en année, l’admirer davantage dans l’inlassable coiistance d’un effort contrarié par tant d’aléas, et où le succès parfois prestigieux de réussites exceptioiinelles suffit à peine à compenser les séries si déceva7ites et les méc07nptes décourageants que réservent, d’une part, U7ie culture aussi 07iéreuse et délicate, de l’autre, les risques de la mévente. L’expérience 7i’a fait égale7ne7it qu’aviver mo7i admiration pour ceux qui, les premiers, savourant les fruits merveilleux de 7ios vignobles de Champagne, découvrirent les vertus co77iplémentaires de leurs crus divers, si voisins et pourtant si 7iuancés et imaginèrent de les assembler savam77ie7it en cuvées do7it la composition est l’expression du goût et de l’art du Chef de Maison. Ils offrirent au monde ce produit unique qui est « le champagne ». Deptiis lors, au lo7ig des a7i7iées, malgré toutes les vicissitudes, les traditio7is ont été 7‘igoureuseme7it conservées avec une probité qui a finalement toujours triomphé des défaillantes. Et mi pas nouveau con­ sidérable a été fait pour la sauvegarde de ces traditions : lorsque vigne- 6

rons et commerçants, unis dans un même effort, ont créé solidairement le « Comité Interprofessionnel du vin de Champagne », oeuvre d'une réalisation si remarquable qu'il est impossible de la citer sans rendre hommage aux deux hommes, délégués généraux du Commerce et des Récoltants, auxquels nous la devons : MM. Robert de Vogué et Doyard. Vous avez dit, mon cher Hollande, ce qu'il convenait de dire, avec concision, et dans une forme dont la correction et l'élégance vous appartiennent. Je vous remercie d'avoir réclamé de moi un parrainage dont je suis heureux et fier. B ertrand de MUN, Président d’honneur de la Chambre de Commerce de Reims, Président de la Commission d’Exportation des Vins de France.

AVANT-PROPOS

Uheureux pays que celui de Champagne!... Des vins exquis parfument la Montagne; Le peuple est bon, les maris point jaloux Et les femmes ont le cœur aussi doux Que les moutons qui peuplent la campagne.

(Comte de C hevigné .)

I 1 s’en est fallu de peu que ce petit ouvrage ne prît pour titre U ji grand méconnu : le vin de Champagne... Mes lecteurs, sans doute, eussent crié au paradoxe : Vin méconnu? Vraiment vous êtes difficile! Il n’en est pas un qui ait été et soit encore, à l’égal du champagne, fêté, louangé, glorifié en vers et en prose; aucun n’est plus populaire d’un bout du monde à l’autre... Que d’étrangers, dès qu’ils vous savent français, vous abordent avec un sou­ rire complice, en prononçant à leur façon ce mot « champagne » qui, avec le rappel de quelques boîtes de nuit, parfois aussi le souvenir de quelques compagnes faciles, résume toute leur expérience — un peu courte, il faut l’avouer — de la vie française, ou du moins parisienne... — Eh! c’est précisément l’aloi de cette popularité qui me semble bien vulgaire! Que le champagne apparaisse indissolublement lié aux gros éclats d’une gaîté bruyante, à la convention des repas de noce; qu’on célèbre avant tout sa détonation, son effervescence, attributs qu’il partage avec les pires vinasses gazéifiées, il y a là quelque chose qui me choque profondément. On oublie — et trop souvent même on ignore — que si certains de nos vins de Champagne, grâce à leur prix modeste, avaient pu, au moins jusqu’à 1939, rester à la portée des plus humbles goguettes, en revanche, le champagne de qualité est un seigneur qui, tout comme ses pairs les bordeaux et bourgognes des grands crus, mérite detre savouré pour lui-même, avec gravité et recueil­ lement; c’est une œuvre d’art véritable dont la lente élaboration veut des soins assidus, une science certaine, un goût sans défaillance. Mais ici encore, que d’erreurs grossières, que de préjugés enracinés dont la diffusion tend à déna- 8

turer le « vrai visage » du vin de Champagne!... Vous en doutez? Laissez-moi vous conter brièvement deux anecdotes dont je puis certifier l’authenticité : Il y a quelques années, un grand industriel — français s’il vous plaît, et même lorrain, — un homme important d’ailleurs, nullement le premier venu, ingénieur-directeur d’une puissante affaire métallurgique de l’Est, amené à Reims par un congrès au cours duquel j’avais fait sa connaissance, et fatigué par une séance laborieuse, me pria de le piloter quelques heures dans la cam­ pagne rémoise. Comme je m’enquérais de ce qu’il désirait voir, il me répondit avec un sourire dont je ne devais saisir que plus tard l’ironie voilée : « Je voudrais voir... des vignes! » Il fut servi à souhait : tout l’après-midi, nous roulâmes au milieu d’une mer de pampres, sur les deux versants de la Mon­ tagne de Reims, dans la vallée de la Marne et jusqu’à la Côte d’Avize; partout, un moutonnement serré de ceps grimpait à l’assaut des forêts qui coiffent les coteaux. C’était — il m’en souvient encore — l’époque de la flo­ raison et les vignes dégageaient, exaltée par une récente averse, cette odeur ténue mais exquise, qu’on n’oublie plus quand on l’a respirée à fond. Mon hôte voulut bien se montrer satisfait et me déclarer avec candeur : « Je croyais, jusqu’à présent, que le vignoble champenois... c’était de la blague! » Et devant ma stupéfaction : « Oui, précisa-t-il, je pensais qu’il n’y avait pas de vignes chez vous et que les négociants de Reims et d’Epernay fabri­ quaient (!) leur champagne avec des vins qu’ils faisaient venir d'un peu partout!... » ...Et voici ma seconde histoire : C’est un groupe d’industriels et de com­ merçants venus d’un pays étranger — hôtes courtois et distingués d’ailleurs — qui visitent une des plus vastes caves de Reims; ils parcourent les galeries souterraines; on leur explique minutieusement, dans leur langue impecca­ blement articulée, les diverses manutentions par lesquelles passe le vin, en insistant, comme il se doit, sur le caractère essentiellement naturel de cette préparation. Ils écoutent avec une extrême attention et, le « topo » terminé, l’un d’eux questionne : « Pardon, dit-il, avec un grand sérieux, je voudrais savoir à quel moment se fait l’addition d’acide carbonique... » Je pourrais .citer dans ce domaine bien d’autres aberrations, ne fût-ce que celle de ce monsieur qui, assis près de moi en je ne sais quel médiocre ban­ quet, me confiait, à l’heure des toasts, tout en humant distraitement, parmi quelques cuillerées de café, une gorgée d’un mousseux quelconque : « Je fais attention à ce que je bois quand j’ai dans mon verre un grand bourgogne ou un vieux bordeaux, mais le champagne, n’est-ce pas, ce n’est pas du vin!.. » Et que dire de ce polygraphe, romancier-pasticheur-historien (?), qui, cessant un beau jour de renifler la poussière scandaleuse des alcôves royales ou princières pour humer les odeurs de cuisine, s’en prit — piqué par on ne sait quelle mouche — à l’innocent champagne et déversa sur lui des malé- 9

dictions frénétiques et des accusations tellement saugrenues qu’on aurait pu se borner à en rire, si ces énormités n’avaient été aussitôt reproduites par un certain nombre de journaux étrangers... Tout cela témoigne d’une ignorance profonde, totale, des conditions dans lesquelles — du cep à la cave, du tonneau à la flûte — naît, mûrit, évolue, se transforme, un des produits les plus exquis de notre sol. Ignorance excusable au demeurant, car il n’existe sur les vins de Cham­ pagne qu’une documentation fragmentaire et dispersée, formée en grande partie d’ouvrages techniques et de thèses juridiques, peu accessibles au grand public et dont chacun ne traite qu’un aspect spécial du sujet. Le petit livre que voici, dénué de toute prétention, se propose de combler cette lacune en exposant très simplement les notions essentielles que 1* « hon­ nête homme » — au sens classique du mot — se doit de posséder sur un vin dont on parle beaucoup sans le connaître suffisamment. Souligner brièvement les titres d’ancienneté du vignoble champenois, en décrire les aspects; évoquer les travaux du vigneron marnais, sa lutte inces­ sante contre les ennemis de la vigne; descendre au fond des caves pour y surprendre les phases successives de la champagnisation; indiquer, en écartant au passage certains préjugés, en rectifiant quelques erreurs, les règles qu’il convient d’observer pour retirer de la dégustation du champagne toute la jouissance qu’elle est susceptible de procurer; résumer les principales dispo­ sitions du « statut s> juridique des vins de Champagne, en appuyant sur les garanties incomparables qu’il offre au consommateur; enfin mettre en lumière la diffusion déjà mondiale de nos vins, en marquant les obstacles que ren­ contre l’accroissement, si, désirable, de leurs exportations, tel est le dessein de ce petit livre. On a pensé qu’un grain de fantaisie, glissé çà et là, parmi les faits et les chiffres, pourrait, sans altérer le sérieux de la documentation, en rendre l’exposé plus aisément assimilable...

CHAPITRE PREMIER

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« Il vous faut user d’un vin qui ne soit ni trop fort ni trop faible; préférer à celui que fournit le sommet de la montagne ou le fond des vallées, celui qu’on recueille sur les côtes, comme vers Epernay sur le mont Ebbon; vers Chaumuzy, à Rouvroy; vers Reims, à Merfy et à Chamery. » (Lettre de Pardule, évêque de Laon, à Hincmar, Archevêque de Reims, 853 ou 854.)

ANTIQUITÉ DE LA VIGNE EN CHAMPAGNE. c V_>* c n est pas — bien loin de là — une histoire complète de la vigne et du vin de Champagne que nous entreprenons ici. Il y faudrait un gros volume. Nous voudrions seulement jalonner de quelques repères, dates ou faits nota­ bles, la longue succession des siècles durant lesquels la vigne fut cultivée dans nos régions. Car il est établi que cette culture remonte à une très haute anti­ quité. Des feuilles de vigne fossiles trouvées dans le calcaire aux alentours de ’Sézanne attestent qu’elle devait être pratiquée dès l'époque tertiaire. Cerlains, il est vrai, soutiennent qu’elle ne se serait vraiment acclimatée en Gaule qu’avec la conquête romaine. Et, de fait, Jules César ne signale pas la présence de la vigne aux environs de Reims. Quoi qu’il en soit, cette culture y était répandue dès le début de l’ère chrétienne, à tel point que, vers 92, l’empereur Domitien ordonnait l’arrachage des vignes, soit qu’il voulût réserver à la culture des céréales la surface occupée par les vignobles, soit que, protectionniste avant la lettre, il désirât supprimer la concurrence faite par la Gaule aux vins italiens. Deux siècles plus tard, l'empereur Probus rendit aux Gaulois la faculté de planter des vignes et les fit même aider dans cette tâche par ses légion­ naires. Les fouilles pratiquées dans le sous-sol de la Champagne ont permis de retrouver, en très grande quantité, des vases, des monnaies, divers objets de l’époque gallo-romaine portant des effigies ou des motifs en relief empruntés à la vigne et même des bouteilles et des verres dont la forme allongée préfigu­ rait celle des flûtes à vins mousseux. 13

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ROLE DES MOINES DANS LE DÉVELOPPEMENT DE LA VIGNE. La propagation du christianisme en Gaule contribua naturellement à y développer la culture de la vigne, le vin se trouvant promu, par le culte nou­ veau. au rôle éminent de matière du sacrement de l’Eucharistie. En outre, les moines, laborieux cultivateurs, défricheurs de marais, essarteurs de forêts, ne manquèrent pas de planter, là où ils s’installèrent, des vignobles qui devinrent rapidement les mieux entretenus de la région. La légende qui s’est cristallisée de bonne heure autour de la forte person­ nalité de saint Renii, archevêque de Reims à la fin du Ve siècle, donna l’essor à plusieurs miracles ayant trait au vin du pays : les sculptures de la cathédrale (xin® siècle) et les tapisseries de la basilique qui lui fut dédiée et qui abrite son tombeau nous ont conservé notamment Je souvenir du prodige renouvelé des noces de Cana, par lequel, en visite à Saulx chez sa cousine Celsa, qui se déses­ pérait de n’avoir plus rien à lui offrir à boire, il aurait rempli d’un vin pétil­ lant (déjà) et jaillissant par la bonde, un tonneau malencontreusement vide. Dans son testament (très ancien, même s’il est apocryphe comme le préten­ dent certains), saint Remi, mort en 530, après soixante-quatorze ans d’épiscopat, lègue plusieurs parties de vignes, entre autres aux diacres et prêtres de l’église de Reims, « une vigne nouvellement plantée située au-dessus de celle qu’il possède dans le faubourg même de la ville » et il lègue avec elle le serf qui la cultive. LES VINS DE CHAMPAGNE AU MOYEN AGE. Dès le haut Moyen Age, les poètes champenois commencent à louanger le vin de leurs coteaux : Thibault, comte de Champagne au xiii ° siècle, Guillaume de Machault au XIVe, et surtout Eustache Deschamps, « né à Vertus, le païs renommé » ... « dont li bon vin tout en maint lieu nommé », célèbrent à l’cnvi les vins d’Ay, de Cumières, de Damery, de Reims. Ces vins sont servis en abondance aux fêtes célébrées à l’occasion des sacres royaux. La vaste salle du Tau, contiguë au transept sud de la cathédrale de Reims, dans laquelle se donnait le banquet qui suivait la cérémonie religieuse, en a vu couler des flots. Le peuple d’ailleurs en avait sa part et l’on raconte qu’un grand cerf de bronze, placé dans la cour de l’archevêché, était rempli ce jour-là de vin qu’il rendait par la bouche... Mais en dehors de ces libations exceptionnelles, ce vin, produit alors en quantité insuffisante pour la consommation générale, restait un objet de luxe, réservé aux riches et aux puissants de ce monde; le menu peuple devait se contenter de petite bière ou cervoise. Toutefois, vers la fin du xiv° siècle, la plantation de la vigne sur une large échelle dut développer beaucoup l’usage du vin. LE CHAMPAGNE , BREUVAGE ROYAL. Les vins de la Champagne les plus réputés aux XVe et XVIe siècles étaient ceux d’Ay : Liébault les juge « clairets et fauvelcts, subtils, délicats et d’un goût fort agréable au palais; pour ces causes, souhaités par la bouche des rois, prin-

ces et grands seigneurs, et cependant oligophores », c’est-à-dire si délicats qu’ils ne portent l’eau qu’en fort petite quantité. Aussi les rois de France, et avec eux les plus puissants souverains d’Europe, voulurent-ils acquérir personnellement des vignes à Ay même. Cela devint une mode, une sorte d’émulation à laquelle sacrifièrent notamment François Ier, Charlcs-Quint, Henri VIII d’Angleterre et le pape Léon X. Charles IX y entre­ tint un vendangeoir, ainsi que Henri IV, qui, a-t-on dit, prenait volontiers le titre de « sire d’Ay ».

VOGUE CROISSANTE DES VINS DE CHAMPAGNE AU GRAND SIÈCLE.

Vers la fin du XVIIe siècle, le marquis de Saint-Evremond, favori des rois d’Angleterre Charles II et Guillaume III, contribua beaucoup à la diffusion des vins de Champagne dans ce pays : « N’épargnez aucune dépense pour avoir des vins de Champagne, fussiez-vous à 200 lieues de Paris », écrit-il en 1671 à son ami le comte d’Olonne... Jacques II, ex-roi d’Angleterre, auprès de qui vivait Saint-Evremond, avait d’ailleurs eu l’occasion d’apprécier le vin de Champagne pendant son exil à la Cour de Louis XIV. On connaît, grâce à Saint-Simon, l’anecdote qui le montre aux prises avec l’archevêque de Reims, Le Tellier, frère de Louvois. Ce dernier présidait en 1700 une assemblée du clergé qui se tint précisément au château de Saint-Germain, où résidait le roi d’Angleterre. Ayant entendu vanter le vin de Champagne dont « Monsieur de Reims » abreuvait libéralement ses confrères dans l’épiscopat, au cours des somptueux repas qu’il leur offrait, le monarque « en envoya demander à l’archevêque, qui lui en envoya six bou­ teilles ». Jacques II remercia, dégusta et, ayant trouvé le vin à son goût... en redemanda. Mais Le Tellier, dont les « brusqueries » — pour ne pa9 dire les grossièretés — étaient bien connues, « lui manda tout net que son vin n'était pas fort et ne courait pas les rues, et ne lui en envoya point ». Les villes de Reims et d’Epernay se montraient plus généreuses : elles ne manquaient jamais d’offrir d’importants présents en vins de Champagne, 6oit à leurs hôtes de marque, rois ou princes du sang, en remerciement et souvenir de leur visite, soit, comme don de bienvenue, aux nouveaux archevêques ou aux hauts fonctionnaires de la Couronne lors de leur entrée en charge. Biscuits et pains d’épices — déjà réputés — accompagnaient généralement, du moins à Reims, les vins offerts, ainsi que certaines poires de Rousselet, très en honneur dans la ville des sacres et la tradition a conservé le souvenir de ce président de députation qui, recevant en 1666 Louis XIV à Reims, s’exprima en ces termes : « Sire, nous vous offrons nos vins, nos poires, notre pain d’épices, nos biscuits et nos cœurs. » A quoi le roi répondit, prenant à témoin sa suite : « Voilà, Messieurs, le genre de discours que je préfère. » Il convient de remarquer que, pendant longtemps, les vins de Champagne réputés et consommés sous ce nom furent des vins rouges et non mousseux. A une époque qu’il est difficile de fixer avec exactitude, sans doute vers le début du XVII* siècle, probablement pour répondre à une mode nouvelle, les Champe­ nois se mirent à faire, avec leurs raisins noirs, un vin non pas encore blanc, mais gris, rosé, « œil de perdrix », répondant bien aux épithètes « clairet »,

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« fauvélo t appliquées par Liébault. Ces vins, naturellement pétillants, avaient tendance à l'effervescence. Un curieux ouvrage publié vers 1674, UArt cle bien traicter, après avoir dûment célébré les vins de Champagne, ajoute : « Il ne faut pas tant se fier à cette manière de vin qui est toujours en furie et qui bouillonne sans cesse dans son vaisseau », en spécifiant que ce travail n’est que momentané : « Pasques passé, c'en est fait. » Ce léger pétillement (qui marquait seulement une étape vers la création des grands vins mousseux que nous connaissons) ne fit que stimuler, en leur fournissant un thème de plus, les poètes du xvn® siècle qui, suivant leurs devanciers du Moyen Age et de la Renaissance, entonnèrent à leur tour le los de nos vins. Les citations de La Fontaine et celles de Boileau notamment sont assez connues pour que nous nous abstenions de les rappeler. Il est cependant, dans la fameuse satire du bon Despréaux, Le Repas ridicule , une allusion, obscure pour quelques-uns, à ...certain hâbleur à la mine affamée Qui vint à ce festin, conduit par la fumée, Et qui s’est dit profès dans l’ordre des Coteaux... Il s’agit ici d’une société de fêtards, gastronomes et francs buveurs — en même temps amateurs délicats — plaisamment fondée par le marquis de Saint- Evremond et dont les membres ne voulaient voir sur leur table que des vins d’Ay, Hautvillcrs et Avenay. La faveur croissante témoignée aux vins champenois, les éloges dithyram­ biques qui leur étaient prodigués, en vers et en prose, ne pouvaient manquer d’échauffer quelque peu la bile de leurs voisins et rivaux bourguignons1. Jusqu’à la vogue récente du champagne, le bourgogne avait joui d’une primauté absolue, incontestée. Offert tout d’abord seul aux solennités des sacres, il avait été, par la suite, servi concurremment avec les vins de Champagne; enfin, ces derniers l’avaient totalement supplanté. De là une guerre, sourde d’abord, puis ouverte, la « querelle des vins », à laquelle participèrent l’art et la science, le latin et le français. Avec des alternatives de calme et d'offensives virulentes, de saillies courtoises et d’insinuations malveillantes, elle se déroula pendant la seconde moitié du XVIIe siècle. La lutte s'ouvrit d’abord sur le terrain médical, Beaune et Reims s’assé­ nant tour à tour de copieuses thèses latines, destinées à prouver que leur vin était incontestablement suavissimum ac saluberrimum , les Bourguignons accu­ sant le « vin des coteaux » de « pincer et picoter le9 parties nerveuses et de rendre sujet aux débordements, aux fluxions d’humeur et à la goutte »; les Rémois affirmant que le vin de Champagne guérissait les fièvres putrides et citant les cas de longévité merveilleuse observés chez les vignerons de leur pays. Quand les médecins furent las d’échanger, sans résultat, l'artillerie lourde de leurs dissertations, les poètes, à leur tour, entrèrent dans l'arène et — chaque parti ayant les siens — échangèrent, des années durant, poèmes didactiques et LA « QUERELLE DES VINS

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Vignes sous le soleil, à la vendange.

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mordants libelles, ode» emphatiques et cinglantes épigrammes. Et les prosateurs venaient à la rescousse : Maucroix comparait sérieusement Je bourgogne à Démostliène et le cham­ pagne à Cicéron : « Dans le vin de Bourgogne, disait-il, il y a plus de force et de vigueur; il ne ménage pas tant son homme, il le renverse plus brusque­ ment : voilà Démostliène. Le vin de Champagne est plus fin, plus délicat; il amuse davantage et plus longtemps; mais enfin il ne fait pas moins d'effet : voilà Cicéron. » Et Fontcnelle affirmait qu’un verre de champagne vaut mieux qu’une bouteille de bourgogne. Cette guerre civile où l’encre seule avait coulé (que n’en est-il ainsi de tous les conflits!) se termina à l’aube du XVIIIe siècle sur des formules de conci­ liation comme celle-ci :

...Un franc Bourguignon se fait gloire D'être avec un Rémois à boire; Ils sont tous deux bons connaisseurs Et ne sont pas moins bons buveurs...

Ce qui était la sagesse même... D’ailleurs, la querelle des deux grands vins avait perdu presque tout intérêt depuis que s’était répandue la renommée nouvelle des vins de Champagne mousseux. Bourgogne et champagne devenaient alors, placés qu’ils étaient sui­ des plans différents, complémentaires plutôt que concurrents... A quelle date se place cette « découverte » qui devait donner au champa­ gne la forme définitive sous laquelle il a véritablement conquis le monde? Le chanoine Godinot, grand propriétaire viticole et bienfaiteur insigne de la ville de Reims, qu’il dota de fontaines publiques, a publié, en 1718, un mémoire sur la culture de la vigne et le vin de Champagne, dans lequel il reporte à une cinquantaine d’années seulement avant lui l’origine des vins blancs mousseux : « 11 est vrai, dit-il — parlant des Champenois — qu’il n’y a guère que cinquante ans qu’ils se sont étudiés à faire du vin gris et presque blanc »; d’autres textes, notamment une lettre de Saint-Evremond, font remon­ ter jusqu’à 1660 l’apparition de ces vins. Une tradition, difficilement contrôlable mais de plus en plus populaire en Champagne, attribue dans cette « invention » le rôle prépondérant à un moine bénédictin, dom Pierre Pérignon, né à Sainte-Menehould en 1638, nommé en 1668 cellérier de l’abbayc d’Hautvillers, poste qu’il occupa jusqu’à sa mort, survenue en 1715. Qu’v a-t-il de fondé dans cette croyance? Il est certain que le vin mousseux existait bien avant dom Pérignon, car les vins blancs de Champagne ont une prédisposition naturelle à l’effervescence, et cette propriété n’a jamais dû être ignorée. Mais il semble que, jusqu’alors, la production de la mousse était plus ou moins laissée au hasard, sinon même considérée comme une fâcheuse incom­ modité par les vignerons, qui pratiquaient certaines recettes empiriques pour en atténuer les effets. De plus, la vogue et la vente se portant presque -exclusi- DOM PÉRIGNON.

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veinent sur les vins rouges, qui sont de nature tranquille, on n’attachait guère d’importance aux propriétés des vins blancs abandonnés à la consommation régionale. Mais la situation changea lorsqu’au début du XVIIe siècle, on se mit à demander les vins gris « clairets et fauvelets » dont nous avons déjà parlé. Alors on se heurta aux caprices de la mousse, et c’est ici que doit se placer l'intervention du bon moine. Son œuvre propre paraît avoir consisté tout d'abord à étudier soigneusement les prédispositions naturelles des vins cham­ penois à l'effervescence, ensuite à trouver une méthode permettant d’obtenir à coup sûr une mousse régulière, quelle que fût la qualité des vins. Celle méthode dut avoir pour base l’introduction dans le liquide d’une petite quantité de sucre minutieusement dosée. Dom Pérignon semble aussi avoir, sinon inventé, du moins développé et perfectionné l'idée de faire des mélanges de crus différents — idée vraiment géniale que ce savant assemblage de crus constituant une symphonie très supé­ rieure à cc que donne, isolément, chacun des vins, pourtant séduisants, qui la composent. D’après un manuscrit de Frère Pierre1, « le Père Pérignon ne goutoit pas les raisins aux vignes bien qu’il y alloit presque tous les jours à l'aproche de leur maturité, mais il se faisoit apporter des raisins des vignes et n'en faisoit la dégustation que le lendemain à jeun, après leur avoir fait passer la nuit à l'air sur sa fenestre. Jugeant du goût selon les années, non seulement il composait ses cuvées, scion ce goût, mais encore, selon la disposition du temps, «les années précoces, tardives, froides, pluvieuses, et selon les vignes bien ou médiocrement fournies de feuilles. Tous ces évenemens luv servaient de règles pour la composition de ses cuvées ». Suivant le proverbe aux termes duquel en ne prête qu’aux riches, certains ont voulu faire honneur à dom Pérignon de plusieurs améliorations d’ordre technique. C’est ainsi qu'on lui attribue, sans preuve péremptoire, la substitu­ tion du bouchon de liège, seul capable de retenir la mousse du vin, aux tampons de chanvre imbibés d'huile usités jusqu’alors pour le bouchage des bouteilles, et même l’invention du verre en forme de flûte élancée, bien préférable, pour la dégustation, à la coupe. Sans doute 11e saura-t-on jamais l’importance exacte du rôle joué par dom Pérignon, mais déjà la légende s’est emparée de son nom et brode, d’année en année, sur l’obscur tissu de sa vie monastique, de jolis motifs délicatement entrelacés. Un Comité s'est formé qui, tous les ans, le fête au joli bourg d’Hautvillers, mi-viticole, mi-forestier. Surplombé d’un côté par des futaies serrées qui s’arrê­ tent aux lisières du pays, le village, bâti à flanc de coteau, domine, de l’autre, une immense étendue de vignes qui dévalent en molles ondulations jusqu’au fond de la vallée où s’étale la ville d’Epernay, où luisent, à travers des prairies rehaussées de fins peupliers, les méandres paresseux de la Marne. Au delà se dresse sur l'horizon la ligne de faîte des collines d’Avize, patrie des raisins blancs. De l’abbaye, fondée au vil® siècle, il 11e reste que l’église abbatiale, des xii”, xvi° et XVIIe siècles, avec des boiseries richement sculptées, un côté du cloître 1. Traité de la Culture des Vignes de Champagne situées à Hautvillers, Cumières, Ay, Epernay, Pierry et Vinay, par le Frère Pierre. Ce Frère convers, après avoir été l’élève de Dom Pérignon, fut, selon YHistoire de l’Abbaye et du Village d’Haut­ villers , par l’abbé Manceaux (tome II, page 570), adjoint à Dom Philippe, successeur immédiat de son maître. 19

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de style classique, quelques vestiges des bâtiments conventuels, enfin une belle terrasse qu ombragent des arbres d’essences rares. La famille Chandon-Moët, propriétaire de ce domaine, en fait aimablement les honneurs. Un office religieux est d’abord célébré dans l’église, qui renferme le tom­ beau de dom Pérignon, marqué par une dalle sur laquelle est gravée son épita­ phe, ainsi conçue : « Ci-gît dom Pérignon, pendant 47 ans celléricr de ce monastère, qui, après avoir administré les biens de cette communauté avec un soin digne de tout éloge, plein de vertus et en première ligne d’un amour paternel envers les pauvre?, décéda dans la 77e année de sa vie, en 1715. » Puis un cortège se répand par les rues tortueuses d’Hautvillers, avec emblèmes reli­ gieux et bannières à l’effigie de saint Vincent, patron des vignerons. Un banquet, dénué de protocole mais somptueusement arrosé, réunit les pèlerins; viennent ensuite les divertissements; un théâtre de verdure dont la grande forêt pro­ chaine fournit libéralement le décor et les portants voit se dérouler des présen­ tations de costumes, d'anciens bonnets champenois, et de charmantes danses provinciales1. Quoi qu’il en soit du mérite personnel de dom Pérignon, c'est à l’époque où vivait le bon moine que se répand la mode du véritable vin mousseux, non plus « fauvelet » comme naguère mais d’un bel or pâle. C’est ce vin que Louis XIV consomma journellement durant une grande part de sa longue exis­ tence, jusqu’au jour où son médecin Fagon, le voyant faiblir, lui prescrivit les fumets plus capiteux — mais aussi combien plus échauffants — du vieux bourgogne. SOUPERS AU CHAMPAGNE DU XVIIP SIÈCLE. Les fameux soupers de la Régence lancèrent définitivement le champagne mousseux, dont la vogue ne fit que s’accroître sous Louis XV. Dès celle époque, il a pour lui le précieux suffrage de l’élite féminine; les jolies lui savent gré de ce qu’il les délecte sans les congestionner. 3VT"C de Parabère atteste qu’ « il fait briller le regard sans porter le feu au visage », et M,no de Pompadour voit en lui le seul vin « qui vous garde belle après boire ». Les poètes du temps — poètes mineurs auxquels la grâce et l’esprit tiennent lieu d’inspiration — le célèbrent par d’innombrables couplets légers. Presque tou9 lui paient leur écot, de Chaulieu à J.-B. Rousseau, jusqu'à Dclille et Voltaire, car Je grand homme, lui aussi, y alla de son hommage rimé et nous ne pouvons nous dispenser de le citer : soupeuses

Chloris, Æglé me versent de leur main D’un vin d’Aï dont la mousse pressée De la bouteille, avec force élancée, Comme un éclair fait voler son bouchon. Il part, on rit, il frappe le plafond. De ce vin frais l’écume pétillante De nos Français est l’image brillante...

Certains pourtant demeuraient hostiles à la mode nouvelle du vin mous- eeux. Bertin du Rocheret, d’Epernay, l’appelait dédaigneusement « saute-bou- Geneviève D evignes , rénovatrice du folklore champenois, dont l’érudition et le sens artistique se doublent d’une vita­ lité et d’un entrain communicatifs. 1. L’initiatrice de ces divertissements est M me 20

chou et considérait que « le moussage est un mérite à petit vin et le propre de la bière, du chocolat et de la crème fouettée ». (Lettre à d’Artagnan, 18 octo­ bre 1713.)

CAUCHEMAR DU NÉGOCE. LA « CASSE », D’ailleurs, ce concert d'éloges presque unanime ne doit pas nous donner le change : la préparation des vins de Champagne est encore bien loin d’avoir atteint le degré de perfection qu’elle acquerra par la suite. Le xvni° siècle est, pour les négociants champenois, une période d’incertitude et de tâtonne­ ments : la qualité des vin9 subit de sérieuses fluctuations; certains 6e troublent sans raison apparente; d’autres deviennent huileux; la prise de mousse est très irrégulière; la difficulté des transports nuit à la bonne conservation des vins et limite beaucoup le commerce avec l’extérieur. Et surtout — surtout! — il y a la casse des bouteilles, fléau imprévisible, irrégulier, capricieux, qui souvent atteint des proportions catastrophiques allant jusqu’à 25, 30 et même 40 %!... On voit encore dans certaines caves de Champagne les traces des rigoles creu­ sées jadis au long des casiers à bouteilles pour recevoir le vin de la casse. Longtemps les négociants durent subir ce désastre sans trouver parade efficace à lui opposer. On comprend dès lors que le négoce n’ose risquer que de très modestes « tirages » et que la production ne soit pas souvent en état de satis­ faire à toutes les demandes... En 1780, un négociant d’Epernay tire 50.000 bou­ teilles; le chiffre paraît fabuleux. La casse prolonge se9 méfaits fort au delà du xvin® siècle. En 1833 et 1834, elle décimait encore les caves. En 1842, elle brisait 2 millions de bouteilles à Epernay seulement et un professeur de mathématiques inventait, pour lutter contre elle, un appareil dit le Paracasse... Un brusque changement de tempé- iature pouvait amener des catastrophes et la tradition champenoise a gardé l’histoire — déjà ancienne — de ce négociant qui, voyant, en une telle circons­ tance, les bouteilles sauter et le vin ruisseler dans ses caves, fut pris d’une colère folle et se mit à frapper, à grands coups de canne, les flacons épargnés, en jurant et sacrant : « Eh! casse donc aussi, toi!... » ESSOR ET DIFFUSION MONDIALE DU CHAMPAGNE. C’est seulement vers le milieu du xix° siècle que les travaux de chimistes spécialisés dans l’œnologie, l’emploi judicieusement dosé du sucre, l’applica- tion du machinisme au travail des vins mousseux, la fabrication de bouteilles plus épaisses et résistantes, arriveront enfin à perfectionner la technique de la préparation des vins et à maîtriser (mais jamais complètement!) la casse. En même temps, le groupement des capitaux en sociétés commerciales et l’accélération croissante des moyens de transport permettront au négoce de produire sur une vaste échelle, de « relancer » jusque chez lui le client étranger par l’intermédiaire des voyageurs de commerce, de le solliciter sans répit par une intelligente publicité. Alors seulement, vers 1875-1880, l’industrie des vins de Champagne prendra véritablement son essor et connaîtra une diffusion mon­ diale. Nous la retrouverons, parvenue (non sans luttes) à cet ultime stade de son développement, dans le dernier chapitre de ce petit volume. 21

CHAPITRE DEUXIÈME

DE TERRE EN CEP OU LE BEAU VIGNOBLE

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« Au lointain d’une large plaine, l’horizon gris-bleu de Champagne se confond, avec l’ondulation des collines. C’est la Montagne de Reims, aux croupes striées de plants de vignes, entre les replis des villages... » (Henri D ruart : Coins d’Europe.)

PROVINCE DE CHAMPAGNE. On juge souvent avec sévérité l’aspect aride et monotone de certains paysa­ ges champenois. Michelet en est bien un peu responsable avec sa fameuse description de la Champagne : « ce morceau de craie blanche, sale, indigente... une triste mer de chaume, étendue sur une immense plaine de plâtre... ». Mais il faudrait d'abord s’entendre!... La Champagne fut jadis une de nos plus vastes provinces : allongée sur trois cents kilomètres, depuis Givet, pointe extrême de l’Ardenne française, jusqu'aux approches de Dijon, elle englobait, outre les quatre dépatements actuels des Ardennes, de la Marne, de l’Aube, de la Haute- Marne, d’importantes parties de l’Aisne avec Château-Thierry, de la Seine- et-Marne avec Meaux, Coulommiers, Provins, de l’Yonne avec Sens, Joigny, Tonnerre. Ces pays, dont l’unité, tout artificielle, résulte de ce qu’ils furent autrefois rassemblés sous le sceptre des comtes de Champagne, présentent les aspects les plus variés; beaucoup sont attrayants et pittoresques à souhait : les vallées sont, en général, encaissées, fertiles, verdoyantes. Sans doute, il y a les plaines crayeuses que vise précisément la description du grand historien et auxquelles la géographie inflige la malsonnante dénomination de Champagne pouilleuse. Dénomination périmée d’ailleurs, car ces terres, judicieusement amendées, rajeunies et rénovées par des plantations de résineux, sont devenues, pour la plupart, bonnes productrices de céréales, mais on ne saurait nier qu’elles offrent toujours à l’œil un visage plutôt morose. Toutefois, la lumière, peut-être parce qu’elle reflète la blancheur crayeuse du sol, possède en Champagne une qualité de douceur et de limpidité qui accentue et spiritualise pour ainsi dire les plus 25

humbles paysages. Néanmoins, il faut avouer que ceux-ci manquent de séduc­ tion, et l'on conçoit que les combattants, terrés pendant de longues semaines, entre 1914 et 1918, dans les tranchées du front de Champagne, aient pu garder un souvenir lugubre de la boue grise et tenace et des paysages désolés de Tahure ou du Cornillet. Pourtant leurs traits s’illuminent quand on évoque devant eux ces riantes bourgades du vignoble, situées à quelques kilomètres en arrière des lignes, où on les envoyait se refaire et se détendre entre deux coups durs... Car le vignoble touche à la plaine et empiète légèrement sur elle; sa super­ ficie, du reste, n’est pas très étendue, et elle a varié en plus ou en moins, au cours des âges, puis récemment, comme nous le verrons, par reflet des « délimi­ tation? » administratives et judiciaires qui en ont modifié rétendue. CHAMPAGNE DÉLIMITÉE. La « Champagne délimitée » comprend actuellement, outre la plus grande partie du département de la Marne, un certain nombre de communes de l’Aube et de l’Aisne, mais on a toujours été d’accord pour admettre que la partie essen­ tielle du vignoble, celle où se rencontrent les crus les plus réputés, se limite aux deux arrondissements de Reims et d’Epernay, auxquels il faut ajouter le canton de Vertus, appartenant à l’arrondissement de Châlons. Elle couvre les pentes de la « falaise » qui limite à l’ouest la plaine de la Champagne crayeuse, en la séparant des formations tertiaires de la Brie et du Tardenois; elle s’étend aussi sur les flancs des vallées qui coupent cette falaise, et plus particulièrement sur les deux rives de la vallée de la Marne, depuis l’amont d’Epernay jusqu’aux alentours de Château-Thierry. DIVERSES PARTIES DU VIGNOBLE MARNAIS. On distingue en effet, dans le cœur de la région viticole, trois grandes divisions : 1° La Montagne de Reims, qui s’étend au sud de cette ville sur line lon­ gueur de 20 à 25 kilomètres et une largeur de 8 à 12. C’est un vaste plateau dont le relief est faible, puisqu’il domine de 200 mètres à peine la plaine envi­ ronnante, mais nettement accusé. (Le point culminant, 6itué près de Verzy, est à 288 m. au-dessus de la mer.) Elle apparaît de Reims sous la forme d’une longue crête bleuâtre qui confère un certain accent de grandeur à la nudité du paysage. Le sommet est revêtu d’une épaisse forêt (plus de 10.000 hectares), creusée çà et là de ravins profonds, parsemée d’étangs et de clairières où se blottissent des villages de bûcherons. Les pentes, plus ou moins escarpées, sont couvertes de vignes dont les plants régulièrement alignés se prolongent jusqu’à la plaine. Le versant sud du plateau forestier domine la vallée de la Marne, où nous le retrouverons. Mais du point de vue viticole, la dénomination « Montagne dé Reims » s’applique aux crus échelonnés sur les pentes nord de la falaise, celles qui regardent la plaine de Reims. Les principaux parmi ces crus sont, en allant de l’est à l’ouest : Villers-Marmery, Verzy, BEAUMONT-sur-VESLE, VERZE- NAY, MAILLY, SILLERY, Ludes, Chigny, RillyK Puis la ligne des crêtes s’in-

1. Les têtes de crus sont en capitales; les premiers crus en italique. 26

à

fléchit vers le nord-ouest : c'est la « Pclite Montagne », dont les pentes portent les crus, secondaires niais nullement négligeables, de Sermiers. Chaincry. Ecueil. Sacy, Jouv, Ville-Dommangc. Tous ces villages de vignerons, coquets et pimpants connue leurs noms, situés pour la plupart à flanc de coteau, sont réunis par une route, sorte de « corniche » de la Montagne, qui circule presque constamment entre deux haies de pampres, avec, çà et là, de jolies échappées sur la plaine... Souvent les vignes, étagées en terrasses, sont soutenues par des mureid de pierre meulière roussâtre, dans lesquels s'ouvrent de petits escaliers, donnant accès à chaque parcelle. A la « Petite Montagne » on rattache ordinairement les vignobles plus clairsemés cjuc possèdent certaines communes, échelonnées à mi-pente des colli­ nes qui bordent la vallée fie la Yesle et celle de l'Àrdrc, petit affluent «le celle dernière. Au nord de la Veslc se dresse le petit massif boisé de Saint-Thierry, dont les flancs supportent encore quelques crus très secondaires (Pouillon. Saint- Thierry, Hermonvillc, Trigny), et enfin, tout à fait à l'écart, vers le nord-est. deux huttes isolées, celles de Brimont et de Bcrru, îlots détachés de la falaise tertiaire de Champagne, ont quelques ■sillages à demi viticoles. 2° La Vallée de la Marrie forme, entre Epernay et Donnant, comme une avenue triomphale du vin de Champagne, qui se prolonge dans le département de l'Aisne jusqu'à Château-Thierry et au delà. La Marne y déroule ses méan­ dres soulignés de peupliers et d'aulnes, parmi des villages cossus qui reflètent dans ses eaux paisibles leurs toits rouges et leur clocher roman, à moins qu'ils ne s'accrochent sur les deux versants parmi les alignements réguliers des ceps. La Vallée possède sur sa rive droite un très grand cru. justement réputé : celui d’AY, centre du vignoble champenois, et d'autres, encore très estimés : Mareuil-sur-Ay. Dizy . Avenay, Champillon, Hautvillers — lieu vénéré par les Champenois; Cumières, Damerv, mollement étalés au bord de la Marne, Ven- teuil-la-Rivière, Reuil, Binson, Châtillon-sur-Marne. Des crus, moins nobles sans doute, mais encore honorables, tapissent la rive gauche de la Marne : Pierry, Moussy, Vauciennee, Ablois, Boursault, Dormans. où s'élève la chapelle commémorative des batailles de la Marne, car ce plantu­ reux vignoble a été, de 1914 à 1918, sillonné de tranchées, labouré d'obus, fécondé par le sang de milliers de soldats... Entre la Vallée de la Marne et Reims, en longeant le flanc est de la Monta­ gne de Reims, on rencontre encore quelques crus de très haut lignage : AMBONNAY, LOUVOIS, TOURS-sur-MARNE, Trépail, BOÜZY, qui mérite une mention spéciale pour ses vins rouges exquis dont nous aurons à reparler. Contrairement à ce qu'on s'imagine parfois, la presque totalité des crus que nous venons de citer sont complantés de raisins noirs. 11 suffit que les peaux soient séparées des moûts avant le début de la fermentation pour que le vin obtenu soit pâle. 3° La Côte des Blancs, au contraire, est ainsi appelée parce qu'elle produit presque exclusivement des raisins blancs. C'est une seconde falaise perpendi­ culaire à la Montagne de Reims, un peu moins élevée, qui, au sud d'Epernay et de la Marne, s'allonge sur une vingtaine de kilomètres en direction nord-sud, dominant à l'est les immenses plaines du Châlonnais et se rattachant de plain- pied vers l’ouest au plateau forestier de la Brie champenoise. C'est sur les pentes faisant face à l'est que s'échelonnent les grands premiers crus de CRA-

MANT et cTAVIZE, les premiers crus d'Oger et du Mesnil-sur-Oger. pères dc9 « blancs de blancs» réputés. Les raisins noirs reparaissent à Vertus , qui forme l'extrémité de ce chaînon. Entre Epernay et Avize, un vignoble assez dense rassemble les crus secon­ daires de Chouilly, Cuis, Grauves, Monthelon, que cernent les hautes futaies des forêts d’Epernay, d'Engliieii, de Montmert, de la Cbarmoye, d’Argensolle. En dehors de ces trois grandes régions du vignoble marnais, groupées autour de Reims et d'Epernay, on trouve encore, çà et là, dans le département de la Marne, en général au flanc de faibles hauteurs, de petites étendues de vignes de superficie restreinte, disséminées notamment autour de Fèrebrianges, Congy, Etoges, de Sézanne, de Montmirail et de Vilry-le-François, mais l'importance et la qualité de ces plants sont faibles. Ce vignoble marnais est vraiment, dans presque toute son étendue, une contrée privilégiée, heureuse, comme si elle avait conscience de porter en elle et d'offrir aux hommes une source de joie et de force indéfiniment renouvelée. « ...Le contraste est saisissant entre le vignoble et la plaine des savarts et des maigres labours. Dans le vignoble, les ceps, fixés à leurs courts écha- las, sont alignés en formations rigoureuses. Soignés comme les plantes rares d'un jardin botanique, ils s’élancent par milliers à l’assaut des crêtes sous le blanc soleil de Champagne1... » Sans parler du décor grandiose qu’offre la Vallée de la Marne, largement épanouie parmi les prairies, lc9 champs et les bosquets au milieu desquels serpente la rivière, entre deux hauts versants tapissés d’un manteau rayé de vignes, qu'interrompent çà et là les taches claires d’un village multicolore — ou le point blanc d’un château niellé dans la verdure, le vignoble tout entier n’est qu’une succession de sites aimables et riants. Pour un œil distrait, il n’v a là qu'ondulations uniformes, rangées de ceps indéfiniment répé­ tées. Mais ce sol accidenté vous ménage, à chaque coteau contourné, à chaque ]>1 i de terrain franchi, un aspect imprévu et nouveau : brusque apparition d’un village blotti dans un vallonnement ou étagé sur la pente; découverte d’un point de vue insoupçonné sur les horizons infinis de la plaine; rencontre d’un promontoire ou d’une indentation de la falaise, forçant à un détour, soit par le bas vers la vallée, soit par le haut vers la forêt dont la sombre frange, mor­ dant plus ou moins sur le versant, serre de près le royaume des pampres... Et puis, en dehors de ce caractère attrayant, commun à l’ensemble du vignoble, chaque site, chaque village a son intérêt propre, qu'il doit soit à sa position naturelle, soit à l’aspect pittoresque qu’ont su lui conférer ses habitants. C’est, par exemple, Verzenay, avec son mamelon escarpé, projeté en avant de la falaise que coiffe un vieux moulin à vent, observatoire de guerre entre 1914 et 1918; Verzy, dont la forêt recèle (curiosité extra-viticole) des hêtres tortil­ lards difformes, aux branches tirebouchonnantes; Rilly, lieu de ginguettes fores­ tières pour les Rémois du dimanche, où la voie ferrée de Reims à Epernay vient perforer la Montagne par un tunnel de près de 3 kilomètres 1/2; Ville-Dom- rapiéçage 1. Pol N eveux , Ma douce Champagne... Les échalas aujourd’hui ne sont plus guère qu’un souvenir et partout les alignements de ceps courent sur des fils de fer. 28 ASPECTS DU VIGNOBLE.

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Les ceps courent au ras d’une mince couche de terre, sur plusieurs mètres de craie.

J ilia lJominica mange sorte de molle aux formes régulières, servant de piédestal à l’antique chapelle de Saint-Lié. magnifique observatoire sur la plaine de Reims, la Montagne et les collines herbagères du Tardenois; ChâtiJlon-sur-Marne, belvédère dressé sur la vallée, au sommet duquel semble veiller une statue colossale du pape Urbain 11, originaire du lieu même ou des environs immédiats; Vertus, petite eité ancienne où une source abondante jaillit sous les fondations mêmes de l'église; Fleurv-la-Rivière et son vallon largement épanoui que cernent de toutes parts de hautes futaies, et tant d autres dont nous aimerions pouvoir révéler la beauté, discrète mais réelle... LE FASSE DU FIGNOBLE. Knfin, beaucoup de ces villages et de ces lieux-dits évoquent, pour qui s y intéresse, un nom d’homme ou de famille, un fait, une date, étroitement liés à I hisloire des vins de Champagne — parfois en même temps à l'histoire tout court. Plusieurs communes viticoles ont, à la source de leur prospérité d'aujour­ d'hui, le travail ardent et méthodique des moines, passés maîtres en Part de cultiver la vigne : en dehors d’Hautvillcrs, dont nous avons déjà parlé, e est le cas notamment pour Verzv, primitivement dépendance de l'abbaye de Saint- Basic, pour Vertus, pour Saint-Thierry, dans la Petite Montagne, où s’élève, à demi ruiné par la guerre, l'ancien château des archevêques de Reims, édifié \ers 1780 par le cardinal de Talleyrand-Périgord, pour Pierry surtout, où le clos Saint-Pierre, encore existant, eut pour régisseur un bénédictin de Châlons, Jean Oudart, dont la renommée d’œnologue balança un moment celle de dom Pérignon lui-même. Pierry nous rappelle aussi le souvenir de Cazolte, le doux illuminé, l’étrange prophète de la Terreur, qui y résida et y fit de la viticulture tout en écrivant le Diable Boiteux... Damery fait penser à la belle hôtesse — Anne du Puy — en compagnie de laquelle le bon roi Henri IV oublia quelque temps les soucis de la guerre... Sillery évoque la dynastie des marquis de ce nom, précurseurs de la publicité moderne, habiles à faire valoir leurs produits, et nommément cette maréchale d’Estrécs, née Sillery, qui fut, avant la veuve Clicquot, la pre­ mière grande négociante en vins de Champagne. 11 serait facile de prolonger ces réminiscences; ce serait risquer de tomber décidément dans l’anecdote et perdre de vue les caractères essentiels de ce vignoble dont, à vrai dire, on ne se lasse pas de célébrer le charme et le pittoresque... TRAITS ESSENTIELS DU VIGNOBLE MARNAIS. Ces caractères, Olivier de Serres le9 résumait, dès la fin du XVIe siècle, en cette formule lapidaire : « L’aer, le sol et le complant sont les fondements du vignoble. » Nous laisserons aux ouvrages techniques spécialisés le soin de disserter sur la constitution chimique du sol dans lequel s’enracinent les vignes champe­ noises. Disons seulement que ce sol n’est nullement composé de craie pure, ainsi qu'on se l'imagine parfois, mais formé d'un dépôt meuble de limon argilo- vieille bourgade haut perchée, que surmonte une

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